CHAPITRE VI

Une décade s’était écoulée lorsqu’Arnie et son équipe revinrent de fouille. Simon marchait convenablement. Les chairs du mollet bourgeonnaient, rosâtres, et les élancements aigus avaient fait place à une démangeaison incessante. C’était plutôt bon signe. Il bougeait plus que de raison, impatient de retrouver toutes ses facultés physiques, à défaut d’une mémoire qu’il s’efforçait de ne plus solliciter : Il avait compris que si les choses devaient se remettre à leur place, ce serait naturellement, sans effort.

Les barques n’accostèrent pas, venant se placer en dessous de la plate-forme, à remplacement exact de l’ancien treuil de forage. Elles étaient lourdement chargées. L’une d’elles piquait du nez dans les flots, mais nul n’aurait su dire si c’était à cause d’une voie d’eau ou du poids de son contenu.

Des cris de joie accueillirent les arrivants. La communauté tout entière se regroupa autour du pylône central pour tenter de mieux voir ce que contenaient les embarcations. Simon observa les gens à la dérobée. L’excitation les emportait tous, comme des gamins. Les visages riaient, les femmes s’interpellaient, tandis qu’on chiffrait déjà la valeur des prises. Laïna participait, elle aussi, à ces débordements d’allégresse, criant avec les autres, félicitant son frère à grands renforts de gestes des bras. Simon ne comprenait pas leur euphorie. Pas encore.

Jésus dut hurler pour se faire entendre. Il voulait la nacelle. Celle-ci apparut subitement, circula de mains en mains puis fut promptement accrochée au treuil. Mauri et Jofi se précipitèrent pour manœuvrer la volumineuse manivelle.

La chaîne cliqueta et la panière descendit par à-coups, en se balançant de droite et de gauche.

Le silence se fit tandis que les jeunes gens la remplissaient. Arnie menait les opérations, entreposant lui-même les objets les uns sur les autres, avec précaution. Certains étaient tellement oxydés qu’ils semblaient prêts à s’émietter au moindre choc. En tout cas, il y avait du métal. Beaucoup de métal. C’était une bonne fouille, la communauté pouvait se réjouir.

Willy leva la main pour signaler qu’on pouvait actionner le treuil. Les six hommes se rassirent et dirigèrent leurs canots vers le débarcadère de Fasnet.

Morse fit reculer les plus curieux, alors qu’on décrochait la nacelle. Leur impatience était grande, mais tous attendirent qu’Arnie et ses compagnons les eussent rejoints pour vider le grand panier.

— Quelle chance ! remarqua Paoki, du métal pour au moins trente livres, peut-être quarante.

— Nous avons tout trouvé au même endroit, dit Lexis, direction Sud-Est, à environ cinquante lieues.

— Ça n’a pas été sans mal, ajouta Jésus. Un cachalot nous a fait la chasse. Bel animal. Dix, douze mètres. Il a bien failli nous avoir. L’une des barques a souffert.

— Gravement ?

Morse considérait – à raison – les bateaux comme leurs biens les plus précieux.

— Je ne pense pas. Une fêlure importante, tout au plus. Nous l’avons maintenue en écopant régulièrement.

Le vieil homme appela Nessia, écarquillant les yeux sur la foule d’ombres qui l’entourait.

— Je suis là, Morse.

— Tu iras réparer tout cela avec Selima, lorsqu’elles auront séché. (Puis, se tournant vers Arnie, qui ne cachait pas sa satisfaction devant l’accueil de la communauté.) Qu’avez-vous donc ramené là ?

Orwald souleva d’une main l’un des objets, sur lequel s’étaient amoncelés des centaines de coquillages.

— Il y a une chaîne, expliqua-t-il, la désignant du doigt, et puis deux roues, une de chaque côté. Ça fait beaucoup de ferraille, mais que je sois foudroyé sur l’instant si je sais ce que c’est.

Simon sentit une force obscure le pousser en avant. Fendant le groupe, il prit la chose des mains d’Orwald, qui le contempla avec stupéfaction.

— C’est une bicyclette, un engin qui sert à se déplacer. On s’assied à cet endroit (Il désigna la selle, cuite, mâchée, cachée par une épaisse couche de coraux et de coquillages), et on actionne les pédales avec les pieds. Le guidon sert à tourner…

Il s’interrompit brusquement, constatant l’effarement qui régnait autour de lui. On le dévisageait dans un silence de plomb.

— Comment le sais-tu ? cria quelqu’un.

— Je ne peux pas vous le dire. Ça m’est revenu en mémoire, lorsque je l’ai vue.

Il déglutit avec difficulté. Sa gorge sèche lui faisait mal, tout à coup. Une impression d’irréalité l’envahissait. Morse voulut couper court à la tension montante.

— Bravo, Simon, je suis sûr que ton aide nous sera précieuse. Tu vois qu’il ne faut pas désespérer. Tes souvenirs reviendront peu à peu, ne t’inquiète pas.

Arnie intervint.

— Saurais-tu nous aider à les rendre utilisables ?

Le jeune homme lui jeta un regard noyé de soulagement.

— La plupart sont très abîmées, mais on devrait pouvoir en sauver une ou deux. Ici, elles ne vous seront d’aucun secours, mais je crois qu’en les bricolant, on pourrait s’en servir pour les bateaux…

— C’est à dire ?

— Si on les adapte, elles remplaceront avantageusement les rames. Le pédalier servira à actionner des pales, pour faire avancer la barque. C’est les jambes qui travaillent, pas les bras.

— Un sacré gain de vitesse, fit remarquer Lexis.

— Est-ce que tu peux faire ça ?

— Avec un minimum de matériel…

— Tu l’auras. (Arnie leva la main pour endiguer le brouhaha naissant.) Willy et Jofé, vous assisterez Simon et lui procurerez ce qu’il lui faut. (Il planta son regard dans celui du jeune homme.) Attention, ne rate pas ton coup. Les bateaux valent plus que la prunelle de nos yeux.

Malgré l’abondance de vieux vélos, Simon ne put en sauver qu’un, qu’il adapta en une journée sur l’embarcation endommagée. Scie, marteau, chalumeau, brai en abondance, quelques boulons, des écrous et beaucoup d’efforts… Il obtint finalement une machine étrange qui n’était plus tout à fait une barque et pas encore autre chose. Son installation, volumineuse, monopolisait un tiers du canot – autant de place en moins – mais le tout ne manquait pas d’une certaine allure. Avec l’aide de Willy, Jofé et Laïna, qui avaient tenu à suivre l’évolution des travaux, il transporta le bateau jusqu’au treuil, grâce auquel il fut mis à l’eau.

Tous avaient cessé leurs activités pour assister à l’expérience. Le jeune homme se mit en selle – saisi d’angoisse à cause des nombreux regards – et donna les premiers coups de pédale en priant de toutes ses forces pour que rien ne casse. La barque frémit, la chaîne grinça, mais les pales mordirent l’eau sans que rien de désagréable ne se produise. L’engin s’élança d’un seul coup en avant, comme propulsé par un moteur.

Simon pédalait avec énergie, serrant les dents sur la douleur insidieuse que l’effort réveillait dans sa cheville. Une godille démontable, installée à l’arrière, permettait de diriger l’ensemble facilement sur la droite ou la gauche. Simon démontra son efficacité en négociant d’affilée plusieurs virages à quatre-vingt-dix degrés, sans ralentir la cadence. L’esquif filait à une allure qui n’aurait pu être obtenue que par plusieurs rameurs.

Hommes et femmes l’observaient avec stupeur. Cette réussite représentait pour eux un véritable miracle. Elle signifiait tant d’améliorations dans leur vie courante…

La rapidité est un facteur primordial de survie, en mer, et l’on pouvait envisager dès à présent d’équiper d’autres canots de ce système, voire même d’en faire commerce avec les différentes communautés. Une monnaie d’échange d’une valeur incommensurable…

Ce jour-là, Simon fut admis, accepté par tous au sein de la population du rocher. Sa trouvaille balayait tous les doutes, annihilait toutes les suspicions.

Le soir-même, lors du traditionnel repas commun en salle de réunion, on se pressa autour de lui, l’abreuvant de remarques admiratives, de félicitations, de propositions et conseils avisés. Simon n’apprécia guère ce revirement d’attitude, qu’il sentait guidé davantage par l’intérêt que par la bonté d’âme, mais tout lui semblait préférable à l’indifférence hostile dont il avait été l’objet jusqu’alors.

Morse, ravi, naviguait au milieu de ses ouailles, soutenu par Laïna, et participait avec entrain aux diverses conversations. La soirée s’éternisa. Les hommes fumèrent beaucoup – du tabac noir au goût âcre, négocié lors d’échanges intercommunautaires – jouèrent aux dés ou aux osselets, pendant que les femmes rafistolaient les filets avec de longues aiguilles qu’elles passaient et repassaient habilement entre les mailles épaisses.

Simon fuma avec les autres, but comme eux nombre de gorgées du redoutable alcool distillé par Marcie, dont le simple contact avec la langue était comparable à l’absorption d’un morceau de braise, et finit par s’écrouler sur son siège, terrassé par la fatigue et la boisson.

Il fit cette nuit-là son premier cauchemar.